Pile ou face
EAN13
9782889072705
Éditeur
Zoé
Date de publication
Collection
ZOE POCHE
Langue
français
Langue d'origine
français
Fiches UNIMARC
S'identifier

Pile ou face

Zoé

Zoe Poche

Indisponible

Autre version disponible

Dès la première phrase de son premier roman, Catherine Colomb annonce la
couleur : « Dix-huit heures. Les demi-dieux en vestons descendent dans les
rues ; ils rentrent chez eux, s’assoient à table, et le geste de déplier leur
serviette suffit pour faire apparaître la pomme de terre paysanne, l’endive
hollandaise, l’aubergine provençale, le café de Java. » Dans ces lignes
écrites en 1932 est dénoncé un problème on ne peut plus actuel :
l’invisibilisation du travail domestique des femmes. Mais cette charge porte
déjà la marque unique de Catherine Colomb, qui noue ironie et poésie, lyrisme
et critique sociale, pour déployer un univers dans lequel la vie la plus
quotidienne se frotte à quelque chose qui la dépasse. L’intrigue de Pile ou
face est simple : en trois chapitres – « Mars », « Juin » et « Octobre » –, la
vie d’une famille ordinaire. Les L. ont la cinquantaine. Charles est
professeur à l’école secondaire, son épouse Élisabeth l’attend à la maison.
Après le repas, elle tricote, il lit le journal. Leur fille Thérèse, 25 ans,
souffre en pensant à Philippe, le garçon qui l’a quittée. D’ici l’automne,
c’est sûr, elle se suicidera. Au fil du roman et des saisons, les personnages
s’épaississent. Élisabeth se voit vieillir et songe à ses jeunes années, quand
« il faisait beau toute l’année » : « Le ciel se voilait un peu quand
fleurissaient les immortelles ; on rentrait les lourdes chaises de jardin au
pavillon pour quelques jours ; une neige pure se mettait à tomber, légère et
japonaise ; puis elle disparaissait sans laisser de boue, on trouvait des
violettes dans l’herbe et l’été recommençait. » Charles pense aux économies
qu’il pourrait faire et au livre qu’il rêve d’écrire. Thérèse n’en finit pas
de ruminer son chagrin. On en apprend davantage sur son histoire avec
Philippe, et on perçoit des échos proustiens dans l’amour de cette jeune femme
pour cet homme séduisant mais bête, avec lequel elle n’aurait peut-être, en
définitive, pas été si heureuse. Pour une femme mariée, mère de deux enfants
en bas âge et écrivant au début des années 1930, Catherine Colomb n’a peur de
rien, quand elle dit par exemple du « bonheur maternel » qu’il « n’est, après
tout, qu’un bonheur de seconde main ». Ou dans cette remarque de Thérèse,
terriblement lucide : « Que veux-tu, maman, la vie est injuste pour les
femmes. Elles ne sont heureuses qu’à condition d’avoir une quantité de points
d’avance sur l’homme : être de vingt ans plus jeune, ou d’une famille cinq
fois meilleure, ou avoir dix fois plus d’argent. » Des indices permettent de
déterminer que l’histoire se déroule à Lausanne en 1929 – ce pourrait tout
aussi bien être ailleurs, et à une époque plus proche de la nôtre. Dans ce
roman, les personnages ne sont pas épargnés, on rit beaucoup de leurs
faiblesses et de leurs ridicules, qui ressemblent aux nôtres. Mais l’écriture
de Colomb, qui peut tout se permettre, leur offre aussi des échappées qui font
éclater leur cadre étriqué et ouvrent sur une autre vie, plus libre, plus
sauvage : « — Comment, dit M. L. en se levant tout courroucé, tu as laissé
l’électricité allumée au corridor ? Mais tu es folle ! Aux heures les plus
chères ! Il ne te manquera plus que de repasser depuis six heures du soir ! Il
alla l’éteindre, mais il ne se rassit pas ; il se promenait de long en large,
les mains derrière le dos, le cœur battant, se heurtant gauchement aux
meubles. Si on pouvait tout détruire, pensait-il, tout anéantir ! Quelle paix
ensuite sur ces ruines ; comme on travaillerait bien : une table de sapin, des
grandes feuilles de papier blanc, lisse, glacé, ligné, une chaise de paille,
des rideaux blancs, une maison aux volets verts, une vache et un petit bateau…
— On a beaucoup trop de choses, commença-t-il tout à coup d’une voix un peu
tremblante ; on s’encombre, on se fatigue à gagner de l’argent pour tout cela.
Voyez déjà dans cette chambre : ce fauteuil ancien, là-bas, dans cet angle,
avec sa table et sa lampe, à quoi sert-il ? Personne ne s’y assied jamais. Et
ce piano ?… Savez-vous ce que nous allons faire ? Partir… quitter cette école,
ces gamins, cette petite ville, partir pour Paris, vivre dans deux mansardes,
mais vivre… vivre… Ou bien aller planter du maté en République argentine.
Voilà la vie, la vraie vie, saine, active… » Le récit d’un repas de famille,
un soir de juin, est un véritable morceau de bravoure : la tension monte avant
l’arrivée des convives, dont la présence souligne et aggrave les rancœurs et
les tristesses. Colomb passe sans effort d’une intériorité à une autre, monte
les unes contre les autres les pensées de chaque personnage – les remarques
condescendantes de la tante fortunée, la soumission de son mari, la panique de
la bonne qui a peur de faire un faux pas… Dans ce premier roman qui lui sert
en quelque sorte de laboratoire, Colomb convoque déjà des motifs et des
personnages qui reviendront plus tard dans son œuvre. Surtout, même si son
intrigue est linéaire, elle s’avance vers ce qui constituera sa grande
originalité, une structure dictée par des souvenirs, des associations d’idées
qui font trembler la chronologie, comme dans ce passage où Thérèse regarde le
feu : « La bûche dans la cheminée ressemblait à un lièvre allongé sur les
cendres, aux oreilles de feu. Un soir qu’ils étaient en auto, Philippe s’était
écrié : “Un lièvre !” Ils passaient à ce moment près d’un champ plein de choux
blancs qui étincelèrent sous la lumière des phares comme des choux de cristal…
» Si ces passages peuvent rappeler les techniques modernistes exploitées à la
même époque par Virginia Woolf (dont Colomb a toujours dit qu’elle ne l’avait
pas lue), d’autres évoquent, de manière plus surprenante, Les Choses de Perec,
qui ne paraîtront que 30 ans plus tard. Les objets – par exemple l’aspirateur
– sont autant des marqueurs d’une époque qu'une façon pour Colomb d’épaissir
ses personnages sans entrer dans des considérations psychologiques. Dans la
dernière partie, prenant prétexte de l’enterrement d’un vague cousin,
Élisabeth s’arrache à sa prison conjugale pour s’offrir un voyage à Genève,
seule. Elle prend le bateau, regarde des hommes. Elle se sent libre. Mais au
retour, une fois couchée, elle n’échappe pas au couperet de Catherine Colomb :
« elle sentit avec honte qu’elle préférait cette chambre confortable à sa
liberté ». Cette vision lucide de la condition humaine et des rapports entre
les gens traverse tout le roman. Mais si le monde dépeint est égoïste et cruel
– « sur quoi pleure-t-on jamais, sinon sur soi ? » –, le soin avec lequel
Colomb décrit les choses concrètes, les objets, la nature, l’attention qu’elle
porte à ses personnages et les moments de grâce qu’elle leur offre laissent
apercevoir, sous la petitesse et les regrets, la lumière d’un autre espace.
Née en 1892 à Saint-Prex, une petite ville au bord du lac Léman, Catherine
Colomb perd sa mère très jeune et est élevée par sa grand-mère. À 18 ans, elle
fait un long séjour en Allemagne, suivi trois ans plus tard par un autre
séjour, plus court mais autrement marquant, en Angleterre. C’est là qu’elle
fait la connaissance de Lady Ottoline Morrell, une intellectuelle qui,
identifiant le grand talent de la jeune femme, ne cessera de l’encourager à
écrire. Colomb gardera aussi de ces quelques mois passés entre Londres et
Oxford un humour anglais qu’on retrouve partout dans son œuvre. Après des
études de lettres à l’université de Lausanne, elle se marie en 1921. Dix ans
plus tard, mère de deux enfants, elle se met à la rédaction de ce qui
deviendra son premier roman, Pile ou face, qui paraît en 1934. Mais ce n’est
qu’avec Châteaux en enfance, publié en 1945, que Catherine Colomb commence à
être remarquée par le milieu littéraire. Gustave Roud en Suisse, puis Jean
Paulhan à Paris, ne cachent pas leur admiration pour son travail, qui se
déploie lentement. Elle publiera encore deux romans : Les Esprits de la terre,
en 1953, et Le Temps des anges, en 1962. La parution de ce dernier livre aux
Éditions Gallimard lui vaut enfin une reconnaissance plus large. Elle se lance
dans un nouveau texte, mais celui-ci demeure inachevé lorsqu’elle meurt en
novembre 1965. Ses œuvres complètes, dirigées par Daniel M...
S'identifier pour envoyer des commentaires.