Eric R.

Russo, Luca

Mosquito

18,00
Conseillé par (Libraire)
30 juin 2020

DES PEINTURES SUBLIMES

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Les derniers mois ont révélé en France de grands talents de dessinateurs de BD italiens avec notamment, Barbara Baldi et son formidable « Ada »,, Fabrizio Dori et « Le Dieu vagabond ». Tous deux se distinguent par un style graphique emprunté à la peinture, à l’aquarelle souvent suivi d’un traitement informatique. Luca Russo, dont c’est le troisième roman graphique, mais le premier réalisé en solo, complète désormais ce duo avec une identité visuelle proche où se mêlent fantastique, onirisme, poésie. Et une illustration d’une beauté renversante. C’est en effet le dessin, ou plutôt les peintures, qui vous attirent quand vous prenez en main l’album. Les premières planches vous emmènent au bord de mer, là où les mouettes survolent, sous un ciel tourmenté, une frêle silhouette féminine qui marche dans l’écume blanche, comme un voile de mariée. Si les cieux n’annonçaient pas un possible orage, on croirait à un paradis de douceur, de tendresse, de beauté. La femme s’appelle Giulia, et elle n’est plus qu’un souvenir, une image dans la tête de Alberto. C’est la voix solitaire de Alberto, un long monologue magnétique et poétique, qui raconte la souffrance d’avoir perdu son amour rencontré et épousé à Venise, emporté par un mal indicible mais certainement héréditaire, deux ans plus tard. La disparition de son amour se conjugue avec la perte d’inspiration musicale, une pièce de piano entamée au moment des jours heureux, restant inachevée.

Depuis la mort de Giulia, un vide sidéral s’est installé dans la vie du pianiste virtuose, un vide comblé par l’apparition quotidienne fantomatique de l’épouse, par un dialogue post mortem épuisant. Et par les aquarelles de Russo. Les pleines pages sublimes ouvrent la porte à notre imaginaire dans un univers surréaliste où les associations de contraires ou de semblables nous renvoient à nos propres peurs. Le fantastique n’est jamais loin, faisant côtoyer les spectres et une nature vivante. On erre avec Alberto dans la lagune vénitienne, dans les forêts de pins baignées par une lumière d’outre-tombe On songe alors à un long poème dessiné, de ceux qui, une fois l’album terminé, vous font fermer les yeux à la recherche d’une sensation, d’un mot, d’un souvenir.
La nature est omniprésente, comme le reflet ou la cause, d’un mal être. La lune brouille le sommeil, l’orage suscite une apparition, le ciel uni transcrit les mots, la forêt est un labyrinthe où le corps s’égare. Ces pages sont les plus belles, véritable fresque qui paralyse le concertiste mais libère le dessinateur.
Peut on composer, peut on être artiste quand la personne que vous chérissez au monde n’est plus? Une journée passée au bord de mer avec Giulia, qui apparait le soir presque nue, dans la lumière diaphane d’une fin de journée, appuyée sur le chambranle d’une porte, suffisait pour harmoniser les notes et composer « la musique en quelques jours. Grâce à toi et à ce lieu ». Cette silhouette disparue, la page reste blanche, les notes s’entrechoquent, la création est figée. Pas celle visiblement de Russo au sommet de son art.

Andrea Campanella, Anthony Mazza

Ici Même

22,00
Conseillé par (Libraire)
26 juin 2020

Magnifiques dessins

On se croirait dans le début d’un film néoréaliste italien. Une rue baignée de soleil. Un ballon de foot qui vole dans les airs. A la fenêtre une jeune fille qui appelle son frère pour lui demander de venir manger. Il manque juste les voix de Marcello et de Sophia. Cela sent l’Italie, la nationalité du scénariste Andrea Campanella, mais nous sommes au Brésil, à Sao Paulo, quelques mois avant la Coupe de monde de foot de 1950. Le Brésil c’est le pays de Anthony Mazza, le dessinateur. Deux pays, mais un même univers celui des gens modestes dans l’après guerre.

Vera, la jeune fille à la fenêtre, et son frère Luiz, vivent paisiblement avec leur père fatigué et usé, Jorge. Les pages renvoient à la modestie et la beauté d’un foyer paisible, où des natures mortes involontaires, sous la magie d’un cadrage et d’une lumière rasante, deviennent des instants magiques de sérénité. En six cases Vera achète des fruits et rentre chez elle. En six pages sont dévoilées la beauté et la poésie du quotidien. Mais l’atmosphère est lourde dans les rues populaires où se préparent les premiers matches de la Coupe du monde et s’affichent quelques films à voir au cinéma Maraba, dont Caiçara, premier film brésilien marquant. A Sao Paulo, règnent les phalanges d’extrême droite qui veulent anéantir, le jeune Mario, jeune boulanger, symbole d’une immigration italienne honnie. Ils s’allient quand les évènements le nécessitent à des patrons représentants d’intérêts privés opposés, comme par hasard, à l’intérêt commun. Une tragédie familiale va faire éruption et fracasser les deux adolescents qui, privés de père, vont devoir affronter la réalité d’une vie sociale marquée par l’injustice, le racisme, la corruption.

Ce contexte politique constitue la toile de fond d’un récit qui se veut une histoire de résistance des faibles contre les puissants. Sur ce thème, Anthony Mazza apporte son immense talent inconnu jusqu’alors en France. Econome de dialogues, il laisse parler le silence dans des cases magnifiques, rehaussées d’aplats de couleurs chaudes. Deux mains serrées sur une jupe, un coin d’immeuble incomplet sur un fond de ciel bleu, une géométrisation de l’espace subliment un scénario traditionnel, dont on dirait qu’il s’efface volontairement derrière la performance graphique.
Les volutes blanches de cigarettes tracent une petite virgule sur les visages des hommes. Les chevelures de jeunes femmes forment des pelotes de laine donnant douceur et tendresse à leur visage. Deux oiseaux sur un lampadaire observent le spectacle de la rue. Une cagette de fruits hésite entre douce lumière et ombre. La beauté est partout sous le dessin de Mazza. Les cases se succèdent sous la forme de gaufriers qui guident la narration, remplaçant les mots inutiles, s’attardant sur la douceur d’un drap accueillant la tristesse d’un visage rond marqué par le deuil.

Eric

Les joies de l'entreprise moderne

Dargaud

19,00
Conseillé par (Libraire)
25 juin 2020

Amusant, cynique et .... salutaire

Le sous titre « Les joies de l’entreprise » accolé à un dessin de couverture de personnages aux mines patibulaires et sinistres dit tout. Notamment le second degré du texte car à l’évidence ce n’est pas la joie dans la société dans laquelle les auteurs nous font pénétrer. C’est Fabrice Couturier, cadre au service achat chez Rondelles, qui nous la fait visiter. Il n’est pas particulièrement sympa, Fabrice avec sa tête acteur des années 60. Il est même, on peut l’écrire, franchement lourdingue. Il nous fait comprendre qu’elle est géniale, sa boîte et que lui aussi, est génial, surtout quand il a en vue le bureau de responsable des achats, vide et prêt à lui être attribué. On peut dire qu’il est « en phase » avec sa direction et le formidable Guillaume dont il dit: « C’est Dieu, quoi ». Un pote qui va le nommer c’est certain à la vue de ses qualités infinies et reconnues.

Mais voilà, dans ce monde enchanteur arrive parfois une candidate imprévue, qui passe devant tout le monde, une candidate rompue aux « Dead-line », aux « backlogs », aux « overdues », enfin au monde du business. Et quand le Codir s’appuie sur l’EHS, c’est le black out overbooké total. En plus, pour couronner le tout, Fabrice, entre en conflit avec Ludivine, la responsable hygiène et sécurité, qui lui reproche de ne pas déclarer de « presqu’accident », ces petites coupures aux doigts générées par une feuille de papier ou ces double sens dangereux dans les couloirs pouvant entrainer des collisions de collègues. Cela fait beaucoup pour un seul homme, même trop et de conformiste, de « suce-boules », le cadre va se rebeller et devenir le révélateur d’un monde du travail outrancier, où les questions de sécurité deviennent un moyen pour la direction de mieux contrôler leurs salariés. Par un habile jeu de contre-pied, Fabrice va ainsi prendre à leurs propres pièges ces règles extravagantes pour les transformer en « sabotage passif » salutaire.

L’entreprise « c’est la Stasi qui rencontre la Nasa » déclare le responsable CGT, jetant, intouchable qu’il est, un regard distancié et amusé sur ce théâtre d’ombres, ou l’élu d’un jour peut devenir le paria de demain. Jacky Schwartzmann, le scénariste parle en connaissance de cause puisqu’il vient de quitter le monde de l’entreprise pour se consacrer à l’écriture, et même si certaines situations peuvent sembler caricaturales, on se dit que globalement la fiction est probablement proche d’une réalité ici amusante, drôlatique, et d’autant plus convaincante, mais qui doit parfois confiner au cauchemar.
« Changer la pile d’une pendule » nécessite l’intervention d’une entreprise extérieure ayant suivi une formation de travail en hauteur et sur les risques électriques. En poussant l’absurdité à son maximum, les auteurs démontrent comment la volonté de se protéger des responsabilités entrave le bon fonctionnement d’une entreprise. Et « réussit » même dans l’histoire qui nous est contée à occulter les vrais dangers. Deux agents de nettoyage, un trans barbu et un arabe… barbu, transparents et inexistants aux yeux de tous sont un peu les veilleurs de bon sens, amusés de cet univers dont ils comprennent le soir, en vidant les poubelles et en lisant les prescriptions écrites de l’EHS sur tous les murs, le caractère stupide, avilissant.

Manié avec habileté, l’humour peut être dévastateur. Quand l’absurde répond à l’absurde, le lecteur jubile. Cette BD, visiblement documentée et s’appuyant sur des faits vécus, au moins en partie, nous ouvre les portes d’un monde finalement peu traité et qui est pourtant le quotidien de millions de personnes. Elle n’en est que plus que salutaire.

Eric

Conseillé par (Libraire)
22 juin 2020

Court mais percutant

Avec ce texte surprenant Mika Biermann nous invite à découvrir le peintre d’Aix en Provence dans son intime personnalité. Un récit court pour une description foisonnante. Et profonde.

Eric

C’est une silhouette un peu pataude, mal fagotée, négligée. Lorsque l’on s’approche on sent même une odeur désagréable. Si on a le style facile on écrira qu’elle ressemble à « un ours mal léché ». Si on veut faire un effort on dira: « un saltimbanque de laine salement vêtu ». Si on s’appelle Mika Biermann, on écrira: « on dirait un forgeron invité à la remise de diplôme de sa nièce. Le monde a déposé sa poussière sur l’homme ». Là est toute la différence. Là est tout l’intérêt de ce court texte magnifique. L’homme pataud, se prénomme Paul, appelons le avec l’auteur « Peintre Paul ». Il part avec un chien sur le motif. Peut être va t’il s’arrêter à la carrière de Bibemus? Ou devant la silhouette d’un cyprès? Il choisit finalement les lointains, les silhouettes de montagnes qui sous son pinceau vont prendre des teintes empruntées à la couleur prune, la couleur préférée de Paul, au bleu, au noir. La tâche de peindre pour peindre une tache.

Puisqu’il est taiseux, on le suit, Paul, et on commente. Le peintre fait des exercices de style concentré sur ses cônes, ses sphères, ses cylindres. L’écrivain cisèle ses mots pour raconter un homme qui parle peu. Pour ne pas le déranger on va l’accompagner ce taiseux, trois jours, trois petites journées, histoire de ne pas se faire jeter comme un voyeur que nous pourrions devenir. Il ne vaut mieux pas s’attirer la colère de « Peintre Paul », il serait capable de nous jeter à la figure son chevalet et même ses tubes de couleurs qui lui permettent de quitter l’atelier pour peindre en plein air. Il est susceptible. Et colérique.
Le deuxième jour, il reçoit la visite du docteur Gachet ce médecin d’Auvers sur Oise qui lui parle d’un hollandais à l’oreille coupée. Et puis il rencontre une sphinge, un faune, une muse mais surtout la Rotonde, une jeune femme allongée le long d’un talus. Elle va lui bouleverser la vie, la Rotonde, ou du moins, lui ôter quelques heures parmi celles consacrée à saisir le paysage ou à composer quelques natures mortes aux pommes et au couteau. Elle est allongée et quelque chose dans son corps dit qu’elle ne bougera plus. Plus jamais. Cela perturbe Paul. Son fils venu de Paris, et dont il souhaite être appelé « père » et non « papa », l’a moins dérangé. Comment faire face à la vie, à la mort quand on consacre son temps à chercher l’équilibre dans le paysage, à percer le secret d’un reflet moiré d’un couteau sur une table et que les gens, les autres, vous dérangent? Même Renoir agace. Alors que faire? Laisser tremper ses pinceaux un peu plus longtemps dans la térébenthine? Ou agir?

« Peintre Paul » cherche un style, ce style que Mika Biermann a trouvé avec ses mots, ses phrases, qui ne montrent pas des couleurs mais les pensées intimes d’un homme qui se dévoile pudiquement devant nous au fil des paragraphes. Bourru, asocial, égocentrique, misanthrope, rien exactement de tout cela, mais un peu de tout cela, qui mélangé sur la palette des pages de l’écrivain, construit une silhouette inoubliable, celle d’un « artiste peintre », pas d’un peintre en bâtiment. « Question de taille de pinceau ».

La prochaine fois que vous irez au musée et que vous tenterez de percer l’autoportrait et le regard sombre et noir d’un homme barbu, chauve, dont le cartouche du tableau vous précisera qu’il s’agit de Paul Cézanne, né à Aix en Provence en 1839 et mort dans la même ville en 1906, vous aurez compris quelque chose de ce sacré bonhomme. Vous aurez le sentiment d’avoir percé un peu de son mystère. De son regard. Celui qu’il a embrouillé avec la pointe de ses pinceaux.

Conseillé par (Libraire)
15 juin 2020

Bouleversant mais nécessaire

Chez les Groult, on écrit tout. On aime se confier à la page blanche, y compris pour ses pensées les plus intimes, les plus noires, les plus sexuelles, les plus vivantes, les plus désespérées. C’est une tradition, une nécessité qui perdure de femme en femme. On n’hésite pas quand la la qualité littéraire est jugée suffisante à les publier. Ainsi du remarquable « Journal d’Irlande » de Benoîte Groult (voir chronique), publié de manière posthume par sa fille Blandine de Caunes. Alors il est dans la logique des choses que cette dernière écrive et décrive les derniers mois de la vie de sa mère, note avec précision et douleur, la chute vers un néant nommé Alzheimer.

Aucun voyeurisme, aucun apitoiement dans la description quasi quotidienne d’une descente vers le néant; trous de mémoire, propos incohérents, perte du sens de l’orientation, incontinence, agressivité, une soustraction rapide, jour après jour, heure après heure des facultés intellectuelles et physiques qui constituent un être humain. Le choc est d’autant plus terrible, que cette descente aux enfers est la copie conforme d’une forme de vieillesse refusée que décrivait Benoîte Groult, dans sa correspondance, dans ses notes ou romans. Se jurant de ne jamais devenir ce qu’elle devient en cette année 2015. Dans « La Touche étoile » publiée en 2006, elle y parle de la vieillesse « qu’on ne peut pas dire », car ce serait « chercher à décrire la neige à des gens qui vivent sous les tropiques. Pourquoi leur gâcher la vie sans soulager la sienne ? ». Elle rejoint alors l’Association pour le droit de mourir dans la dignité.

La confrontation d’un futur pressenti (la mère et une soeur de Benoite Groult ont été touchées par cette maladie) est d’autant plus rude avec un présent conforme aux prévisions. Blandine de Caunes de son écriture simple et sans floriture, allant à l’essentiel, nous donne à voir, à comprendre, sans pathos mais avec une honnêteté complète sans oublier ce que l’indigence de sa mère lui coûte à elle, ses plaisirs différés, ses priorités modifiées, ses vacances perturbées. Son égoïsme, déjà revendiqué par sa mère elle-même, comme un miroir vertigineux. Benoîte Groult devient ce qu’elle a toute sa vie refusé de devenir.

Elle a alors 95 ans. La mort, dans sa violence, porte en elle une forme de logique. Et le récit émouvant de Blandine de Caunes glisse peu à peu du constat vers la réflexion sur le devenir de sa mère qui ne peut plus vivre seule: assistance médicale à domicile et ce terme terrible de « maison »  complété des mots de « retraite » que l’auteure ne peut à aucun moment nommer. Sans l’écrire, elle constate que sa mère est déjà morte. C’est un coeur et un corps qui subsistent, pas une femme qui clamait son « amour de la vie ».
Et puis un jour de 2016, au milieu du livre, une page noire, comme un faire-part de deuil: Violette la fille de Blandine de Caunes, décède dans un accident de voiture. Elle avait 37 ans. Alors la mère Benoîte s’efface peu à peu des pages, subsiste en toile de fonds, inscrivant de cette manière une forme de priorité. La mort d’une jeune femme qui a tout à vivre passe devant cette d’une vieillard qui a vécu.« Une vie égale une vie » écrit le philosophe Comte Sponville, « mais une mort n’égale pas une mort ». Cette fois-ci c’est une autre forme de douleur qui est décrite, celle d’un d’anéantissement, d’une horreur indicible mais aussi d’une insoutenable injustice. Dès lors la mort de Benoîte Groult ne devient plus scandaleuse.

« Je pense à Kafka apostrophant son ami étudiant en médecine qui ne le quittait plus vers la fin alors qu’il souffrait terriblement: si vous ne me tuez pas, vous êtes un assassin. L’ami est devenu un assassin ».

Benoîte ne connaitra pas la mort de sa petite fille, du moins de la bouche de Blandine, mais dès lors, comme une logique évidente, sa vie, aux yeux des êtres qui l’aiment le plus au monde n’a plus de sens à être vécue. Toujours avec justesse, l’écrivaine décrit comment la souffrance à devenir folle de la perte de sa fille s’accompagne progressivement d’une douce et tendre nostalgie de la perte de sa mère. L’injustice contre l’ordre normal des choses.

Boris Cyrulnik, dans une interview de la dernière livraison de la revue « Zadig » précise qu’une petite fille sur deux, née en 2020, vivra centenaire. Une modification essentielle de nos sociétés accompagnée de défis nouveaux auxquels il faudra répondre. « La mère morte », par son honnêteté et sa justesse, est un élément de réflexion primordial pour chacun d’entre nous. Un livre essentiel. Poignant, juste mais jamais larmoyant.

Eric